Rainer Michael Mason
John M Armleder, Lézards sauvages IIa / «égouttés» , 1979, 1260 x 215 mm (ouvert), édition Galerie Marika Malcorda. Photo: © B. Coulon, HEAD–Genève, 2018
sur une chaise dans les arbres, D.[aisy Lorétan (1954–1985)]
I. A vingt-cinq ans de distance, comment façonner la fiction des souvenirs ?
Dois-je broder sur les traces laissées dans mon esprit par l’un des trois Prix Xylon VI qu’obtient John M Armleder (1972), par sa première exposition, en dialogue avec Patrick Lucchini, dans les locaux d’Ecart à la rue Plantamour (1973), par la présence dans Ambiances 74 au Musée Rath de protagonistes1 du groupe Ecart et par les déjeuners hebdomadaires de celui-ci à la Taverne de la Madeleine (1974), par les visites d’un JMA colporteur de petits artists books incunables dans le bureau de Charles Goerg à la promenade du Pin (1975), par l’efflorescence des correspondants du groupe dans l’anthologie Timbres et tampons d’artistes au Cabinet des estampes (1976), par tel concert Fluxus à la Salle Patiño (1977 – puis par celui, aimable et irritant, de 1980, au Musée Rath) ? Et ainsi de suite jusqu’au radical et conclusif rebond à la faveur du dossier Peinture abstraite (1984, rue Plantamour), dans lequel le magicien fédérateur du groupe – un groupe, qu’est-il sans spiritus rector, même discret et détaché, donc Ecart sans JMA ? – ramassait la mise pour la jeter aux orties en creusant et comblant tout à la fois l’ é c a r t – avec l’époque et l’attendu. Laissons.
II. Ecart prend corps, si l’on veut bien admettre que la naissance est toujours précédée de la conception, entre deux documenta (Kassel), celle de 1968 et celle de 1972. L’une accrédite définitivement. dans l’Europe des premiers triomphes de la consommation, l’existence du Pop Art, réaction à l’expressionnisme abstrait attachée à montrer que la réalité ressemble aux objets réels installés dans la vie et l’art comme autant de compagnons triviaux et captivants. L’autre2 culmine (à côté de différentes interrogations) dans l’émergence soudaine de l’hyperréalisme. L’impeccable mimétisme photographique de la peinture convient à ce temps de Restauration renouvelée. L’art lié au « système » nettoie les apparences et les états d’âme. La société défile devant de clinquantes façades qui éconduisent toute intimité, pendant que l’Amérique bombarde le Vietnam.
Ces avant-gardes esthétiques de beaux quartiers paraissent tenir toute la scène. Mais les coulisses bouillonnent, réagissent (à l’instar de Dada contestant naguère les faux-semblants de la société engagée dans la guerre de 1914-1918). Comme toujours depuis Rimbaud, « la vraie vie est ailleurs » – pour les jeunes artistes. Ils regardent vers d’autres pratiques, formes, enjeux, que manifeste par exemple l’exposition référentielle Quand les attitudes deviennent forme2, à la Kunsthalle de Berne (1969) : existent donc aussi, plus difficilement, l’art conceptuel, l’art minimal, l’arte povera, le Land Art, le Body Art (on rappellera encore à cet égard les expositions du Kunstmuseum de Lucerne, au tournant de 1970, consacrées aux Processus de pensée visualisés). Les heures inaugurales et canoniques du Fluxus, d’abord aux États-Unis, puis en Europe (jouées par Duchamp, Cage, Kaprow, Brecht, Maciunas, Ben, Higgins, Filliou et tant d’autres) sont, vers la fin des années 1960, certes déjà lointaines. Or, par Happening & Fluxus au Kunstverein de Cologne (1970-1971), elles sont dès lors inscrites dans l’histoire – et tout à la fois relancées.
III. C’est donc le temps pour JMA et Ecart, à quelque distance des courants dominants, mus par un besoin de plus grande liberté, de plus profonde sincérité, de reprendre [au bond] la secrète balle new-yorkaise, d’entrer dans une trame qui excède Genève, de réactualiser le postdadaïste Fluxus. Ces artistes entendant pratiquer un art engagé et indéterminé, voire indifférent – indéterminé, voire indifférent, parce qu’ils ne sont pas dupes, et engagé, mais de la seule façon qui compte : dans la forme, laquelle ne cesse de démontrer, en l’occurrence, que les apparences ne sont pas sauves. D’une certaine manière, JMA et Ecart vont s’affirmer dans une position marginale sur une scène qui éconduit le discours moral et demande des objets vendables.
Fixé à Genève, le groupe n’est pas en position centrale, ni dans la géographie locale, ni dans le monde artistique. Ses activités paraissent encore puériles, très ludiques, ses « objets d’art » dérisoires, affectés d’une trop grande relativité. La presse locale n’est pas toujours à l’aise, peut-être parce que le terrain culturel n’est pas prêt. On y lira par exemple, à propos d’Ambiances 74 : tel artiste « possède un langage plastique digne d’intérêt. [Toutefois] on ne peut pas en dire autant de l’accrochage réalisé par le groupe Ecart. De bonnes choses certes, [mais] … » (D. B., Tribune de Genève, 27.3.1.974). Ou encore : « La galerie Ecart poursuit également sa route dans le véhicule post-Fluxus. Ce mouvement peut apparaître comme radicalement neuf dans le concert des galeries : il l’est en fait, mais sur un plan genevois » (la même plume, dans le même journal, à la fin de la même année). En 1977, le climat a un peu évolué, bien que l’Association pour la création d’un Musée d’Art Moderne, fondée en 1973, soit jugée trop proche de l’establishment de l’art moderne (D. dR., Die Weltwoche, 22.6.1977). La Tribune de Genève (J.-J. R., 9.12.1977) peut donc titrer : « L’art contemporain existe à Genève, mais dans quelles conditions ? » et créditer Ecart d’une action utile d’information et d’ouverture dans ce que JMA nommera la « préhistoire culturelle » de la cité. C’est sans doute la réception favorable de George Brecht et du groupe Ecart par un jeune critique du Journal de Genève, Philippe Mathonnet, qui marque vers la fin 1975 l’un des tracés du tournant positif qui se dessine lentement – et du même coup le retour à l’accueil attentif fait d’emblée aux travaux de JMA et PL par [RMM], le chroniqueur de la Tribune de Genève (28.2. ; 30.5.1973).
IV. A se retourner aujourd’hui sur Ecart3, on retiendra que l’entité de la rue Plantamour, qui par chance n’est guère soumise aux impératifs du rendement économique, ne répond à aucune définition exclusive, ni ne ressemble à un modèle culturel connu. Un de ses paradoxes constitutifs veut que cette tour d’ivoire se dresse hors tout huis clos. Elle est un exceptionnel lieu d’échange, un poste d’écoute et de liaison transatlantiques autant qu’européens, qui lance des messages et capte des signaux. Que Beuys, Brecht, Cage viennent quelque jour à Genève, on le doit en définitive à Ecart (pourtant peu soupçonnable de fascination par les vedettes), pour ne rien dire des innombrables artistes, poètes, musiciens, intellectuels et autres créateurs ou amateurs vraisemblablement moins connus qui passent, écrivent, téléphonent à Genève. La librairie est, outre le thé qu’on y prend fort agréablement, une étonnante bibliothèque spécialisée dans les publications que la planétaire Library of Congress dédaigne encore (cf. [Edward] Ruscha), quoiqu’elles soient aussi déterminantes pour les années 1960 et 1970 que les lubki dans l’avant-garde russe de 1910-1920. Les events et performances organisés ou proposés par JMA et Ecart autant que les expositions de membres du groupe ou d’autres artistes, à l’extérieur comme intra muros, confirment que la raison d’être des artistes ne réside plus seulement dans leur atelier, mais consiste aussi à prendre en main, à côté des institutions déclarées, le choix et la mise sur pied des manifestations culturelles. Ecart est un générateur local et international clairement identifié au sein d’un réseau nébuleux.
V. Cet art de la connexion que pratiquent JMA et Ecart, ne vise à aucun pouvoir (JMA, pacifiste, va en prison comme objecteur de conscience), à aucune place au soleil du marché de l’art. La nature des « œuvres » produites (souvent disposées comme les éléments d’un rituel, avec la liberté pour chacun d’en inventer les codes) est d’ailleurs souvent trop précaire dans son organisation (environnements, magasins d’accessoires pour performances), trop hétéroclite et hétérogène dans son matériau (draps de lits, haricots, emballages, billets, offsets tirés à la diable, petits objets trouvés dans la rue, morceaux de bois, coupures de presse), trop informelle dans sa technique et sa formalité (empreintes diverses, collages, frottages, coulures et maculatures). En additionnant ou croisant, lors de l’élaboration de ces travaux, les index et les répertoires, JMA et Ecart, qui rêvent peut-être de se déprendre des objets (tout en en créant immanquablement de nouveaux), rendent la collection difficile sinon impossible (les structuralistes des années 1970 se sont-ils avisés que le recours à l’accumulation-signifiant mettait en cause la thésaurisation-signifié ?).
Tout cela déclare un sens. Le rebut, le reliquat, les choses effacées, inapparentes, l’excès aussi de messages, sont autant de signes exposés, menacés – tout comme les artistes, bouffons des sociétés (désormais saturées). Partant, les « œuvres » ne sauraient être qu’inachevées, des works in progress (se faisant sur plusieurs mois – c’est le cas du Collage collectif no1 de 1972-1973 –, se développant à l’intérieur des consciences individuelles), ouvertes et non (ou peu) démonstratives. La pratique d’Ecart n’engendre pas de produits finis, mais des imaginaires à mettre en commun. Elle restitue le partenaire à sa propre créativité : ainsi dans le mail art chacun tire parti des informations, des impulsions reçues, en dehors de toute prescription.
Cette participation de l’autre (de l’autre personne et du tout autre) se traduit également par les procédures qui allient le hasard, les fausses systématiques, l’expérimentation aléatoire, les associations libres. Bien avant que l’idée ne passe en mode, on est en pleine interactivité : envoyez-moi la découpe de votre main, demande PL, et je vous en enverrai une autre ; notez vos derniers mots, lance JMA, et vous recevrez le poème complet (je souligne) en retour ! Il y a là beaucoup de jeu, d’humour, comme d’implication attentive dans l’exécution des events. Faut-il rappeler le mot de Friedrich Schiller selon lequel l’homme n’est pleinement homme que lorsqu’il joue?
VI. Il va sans dire que cette manière, d’être et de faire, engendre souvent l’incompréhension. Mais l’irritation passée (si l’on se sent enclin à quelque allergie), on découvrira chez Ecart des dimensions qui importent.
Les modes de matérialisation et d’expression du groupe Ecart attestent un potentiel de connexion avec les êtres humains, avec le poétique, avec la vie, « cette sorte de fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes », selon Antonin Artaud4. Ici, la critique des valeurs établies est non violente par essence – ce qui est loin d’être le cas de toutes les avant-gardes ; mais l’appellation du groupe, palindrome de trace, l’indique assez : Ecart, hors des courants dominants, maintient la force d’une dérive.
Cet « art pauvre » (le banal qui ouvre au sacré) qu’offre Ecart, s’il peut évoquer l’infime et le vide zen, indique dans le champ occidental un retrait face à l’héroïsme, à la normativité, à la « grande forme », qui hantent souvent les pratiques culturelles autant que le pouvoir symbolique auquel l’art a toujours visé. Mais il se rattache également – est-ce antithétique ? – à un arrière-plan (kantien ?), celui de la liberté transcendantale, qui, dans une spontanéité pure, peut faire le choix d’une causalité inaugurale. La création chez Ecart rend l’art à sa liberté autant qu’elle s’enlève sur un fond métaphysique d’indétermination absolue. Tel idéalisme opère dans un constant souci de l’autre, toujours au double sens du mot.
La perturbation de la représentation intrinsèque à l’art comme de son récepteur, de celui qui fait attention à lui, et le retrait parlant d’Ecart renvoient à une metanoia, à un changement de pensée et de sentiments. JMA et Ecart se donnent à l’objet, ne veulent pas lui imposer leur théorie de la connaissance : « Voir ce qui vous arrive, explorer les choses et se mettre en parallèle à celles-ci », suggère JMA. Ce propos tend à la modification de la représentation du moi, à la réévaluation du but existentiel, à une nouvelle vision du monde. N’est pas dit comment est le monde, ce qui est le discours de l’ontologie, mais comment vivre, être au monde, ce qui est le souci de l’éthique. Et là encore, Ecart s’affirme en lâchant prise.
Ce texte est tiré de l’ouvrage L’irrésolution commune d’un engagement équivoque. Ecart, Genève 1969-1982, Lionel Bovier et Christophe Cherix (éds.), Musée d’art moderne et contemporain / Cabinet des Estampes / St-Gervais, Genève 1997. Nous remercions l’auteur de nous avoir donné son accord pour la reproduction en ligne de son article.
1 De l’un d’entre eux, Jean Fluaria, un artiste techno-conceptuel [inventé pour les besoins de l’article], proclamera à la Galerie Concepts [inventée pour les besoins de l’article] : « Minkoff est toujours l’épigone du dernier bateau » ([RMM], Tribune de Genève, 11.10.1972).
2 Cette manifestation et les deux citées infra, à Berne, Lucerne et Cologne, ont un seul et même commissaire général : le Suisse Harald Szeemann !
3 C’est le moment d’insister. Ecart n’était pas monolithique ; s’y révélaient des individualités distinctes. Commentant leurs « collages collectifs », un critique note : « Les collages d’Armleder se désignent par une organisation compacte du matériau, chaque élément étant mis directement en relation avec un autre. Ceux de Lucchini se caractérisent par une prise de possession de l’espace, les éléments étant distribués sur toute la surface de la feuille » ([RMM], Tribune de Genève, 28.2.1973).
4 Préface à Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938 ; édition 1964, Idées, p.18.