Elisabeth Jobin
Correspondance de David Zack
Longtemps déposées auprès du Cabinet d’arts graphiques du Musée d’art et d’histoire de Genève, les archives Ecart ont déménagé sur le nouveau campus de la HEAD – Genève il y a tout juste deux semaines. On reste étonné du nombre de cartons nécessaires à l’emballage d’un fonds qui, lorsqu’il était réparti sur les étagères du dépôt, paraissait bien moins volumineux. Il s’agit à présent de trier et conditionner huit palettes chargées de documents. Comment s’y prendre ?
Une partie de ces cartons contiennent des correspondances d’artistes et des documents issus du réseau du « mail art », ou art postal. Jetés en vrac dans des boîtes ou mis de côté dans des cartables sans plus de tri, il faut à présent les conditionner selon une méthode de classement qui reste à définir. Peut-on distinguer les correspondances d’artistes – simple échanges de lettres en vue de la préparation d’une exposition à la Galerie Ecart, par exemple – des « œuvres » issues du mail art – collages, fanzines, lettres tamponnées, etc., dont la teneur esthétique prévaut sur le contenu informatif ? Cela permettrait de différencier les activités de la galerie des envois de nature purement artistique. Or, un tel classement aurait le désavantage de multiplier les dossiers d’artistes. D’autres questions se posent également : faut-il privilégier un classement par artistes, ou par pays, comme cela s’est beaucoup fait dans les années 1970 ? Si un tri géographique permet de mieux cartographier le réseau du mail art qu’entretenait Ecart, un classement par « nation » semble également problématique, car trop politisé.
Reste bien entendu à savoir si le classement de lettres issues du réseau du mail art, phénomène informel et autonomiste, est réellement pertinent. Bien qu’il permette d’ouvrir un fonds à la recherche, il participe aussi la mise à plat d’un phénomène dont l’enjeu était précisément d’échapper à l’institutionnalisation.
Cette question n’est pas nouvelle : John Held Jr, artiste du mail art, évoquait justement la question dans un article tandis qu’il s’apprêtait à faire don de sa collection aux Archives of American Art de Washington. Lon Spiegelman lui a alors fait part de ses réflexions :
“[…] It’s a real enigma – a subject which has to be handled very carefully, if not to destroy its own subject matter in the process. [It] takes a special kind of person and approach to handle a job such as this. Not just documenting what has gone on in the past, but someone who has the contacts, deep into the bowels of the beast in order to make future contacts and extract information to fill in the gaps, from people who really don’t want the gaps filled in. It’s no easy job, and one, which I still to this day have not decided whether or not is proper to do.”[1]
Spiegelman insiste sur l’importance de la transmission informelle, l’archiviste devant être fort d’une expérience directe dans le domaine du mail art. Y avoir participé, ou du moins avoir témoigné de son âge d’or, permettrait de traiter un fond de manière plus nuancée. Cela revient à dire que, pour classer le mail art, il faut privilégier une approche artistique, créative, au classement systématique ou scientifique. Ce dernier risque en effet d’alimenter les frustrations, car les collections de mail art, qu’il s’agisse de celle de John Held Jr ou celle des archives Ecart, ne constituent que d’infimes fragments de la grande nébuleuse qu’étaient les échanges postaux entre artistes, qui demeurent impossibles à quantifier. Les collections qui en rendent compte sont forcément lacunaires.
Faudrait-il donc renoncer purement et simplement à classer ces lettres, les laisser en vrac, et se promener de manière empirique dans un fonds que ne restreindrait aucun fil rouge ? Spiegelman doute que ce soit la solution :
“Any attempt at formalizing mail art will kill it. On the other hand, I feel that mailart should be written about and somehow documented. It’s a very nebulous ambivalent feeling which I have, and one which a lot of other mailartists have which we are all finding very difficult to deal with. There isn’t any easy answer to this conundrum.”[1]
La réponse au paradoxe qu’évoque Speigelman – à savoir s’il est plus important de documenter le mail art ou d’accorder aux collections la liberté de l’indétermination – s’est déjà posée à de multiples reprises dans l’histoire, par exemple pour les fonds dada ou fluxus. Mais il me semble que l’institutionnalisation des mouvements, et même des plus contestataires d’entre eux, relève aussi du devoir du musée, qui se doit de documenter tous phénomènes d’importance, bien qu’en accusant un temps de retard. « Dans le fond, on remet toujours en question l’institution établie », commentait à ce propos John M Armleder. « Ce qui finit par se passer, c’est que cette remise en question s’institutionnalise aussi, par la force des choses. Ce qui n’est pas forcément un mal, c’est simplement un fait».[2]
[1] Lon Spiegelman (Los Angeles) to John Held, Jr. (Dallas, Texas). 3 March 1985. John Held, Jr. Papers, Archives of American Art, Smithsonian Institution, Washington, D. C. http://www.aaa.si.edu/collections/john-held-papers-relating-to-mail-art-6273
[2] In Centre d’art contemporain, Genève 1974-2017, Genève/Dijon, Les Presse du réel, p. 427.